Textes inédits
Catherine Denis et Maya Mémin
Catherine DENIS et Maya MEMIN sont aussi loin l’une de l’autre que peuvent l’être l’arabesque noire ou le piqué soudain de l’hirondelle et le bleu du ciel sans fond contre lequel nous apparaît sa trace en vol.
Ainsi Maya imprime-t-elle trame et couleur dans son œuvre de graveur tandis que Catherine, calligraphe contemporaine, travaille au pinceau le trait d’écriture.
Mais pas plus d’espace sans forme que de trait sans surface où survenir.
C’est pourquoi Maya et Catherine se sont rencontrées de par leur opposition même en de communes créations. En contrepoint, comme l’est la figure dessinée par l’hirondelle dans la lumière qui ne se trame pour nous qu’en couleur. C’est l’unité plurielle du monde qui rend concertantes les singularités et inaliénable leur totale distinction.
Nathalie Woog,
Rennes 2013
Où est ce là ?
Aucun éclair ne porte atteinte au ciel de son apparition tandis que, bref, il fend la nuit ou, foudroyant, déchire le drap bousculé des orages.
D’être un embrasement de soi, l’éclair s’efface. Il n’aura fait que révéler ce ciel intouchable, absolument exposé cependant. Sans nulle résistance, profondeur ni surface.
Ainsi se passe sans commencement ni fin le secret de tout ce qui passe entre commencements et fins.
Un éclair dans le ciel, un météore, tiendra donc lieu de métaphore pour ce qui donne à voir autre chose que soi. Ne serait-ce pas le propos même d’une œuvre ?
En nous sans nulle retenue, l’éternel se trame tout seul aux fils de l’espace et du temps qu’aucun ici maintenant ne détient. Mais ici, sans cesse main/tenant l’empreinte d’un tel sceau, bat la mesure d’un rythme qui la compose et comprend parfaitement.
L’art le célèbre ou bien n’existe pas.
§
Je me demande si l’encre de l’écriture, son imprévisible tracé, distinctement pensé pourtant, si la peinture qui nous regarde en ce lieu, exact envers de l’œuvre photographique où nous croyons réellement voir la réalité, ne disent pas ensemble – quoique tout autrement – cela. Ce là dont tout ciel est image à nos yeux le réfléchissant, et tout éclair un messager passant. Qui brûle de signifier ce ciel jusqu’à se supprimer lui-même dans le cœur de l’instant.
Où ? Où est ce là, échappée belle de l’infini dans le pur fait qu’il nous arrive en ce qui nous arrive, dès lors que nous sommes…là ?
Où ? Où est ici ce là dont le monde, tout comme l’art et nous-mêmes, ne serait autre que langue de signes, une filature de l’absence dont tout présent, la moindre des présences, fait figure de signature ? Signes, présences, présent, tout tend à s’abstraire de la chose nécessaire, corps, figure, mot, sens et ce jusqu’à la forme, pour accéder à l’invisible qu’il désigne comme étant le jour de sa propre nuit.
Pourquoi cela ?
Parce que seul l’invisible aspire à être vu, le reste l’est déjà. Et s’il surprend chaque fois le regard qui le cherche, lorsqu’il lui apparaît, il est sa jubilation, laquelle ne parle, au vrai, que de lui. Entre l’invisible et notre regard, son amoureux, à la fin – comme dans cette phrase – on ne sait plus qui est qui !
§
Il n’aura fallu à Mickaël qu’un cent vingt cinquième de seconde pour que, par exemple, le plongeur en suspension dans l’air y rencontre du bout des doigts le jaillissement d’un soleil étoilé. Pour que de l’imprédictible survienne. Ainsi. En ce lieu. A ce moment. Exactement.
Mais combien de temps, guetteur en attente d’il ne sait encore quoi, son œil de chat aura-t-il contemplé, ouvert comme vaticinant, le possible qui vient, qui vient de Rien parmi les milliards d’autres possibles, autant de rêves restant rêves en lui ? Certains traverseront la réalité, d’autres pas ; mais pour qu’un possible réalisé existe vraiment, encore faut-il que quelqu’un d’entre nous s’en fasse le voyant.
On devine cela les yeux non clos mais vacants pour en apprendre du dedans ce que pourrait bien être voir dehors.
Voir. La musique des courbes, des accords de lignes, les silences d’un paysage, l’absence qui sature, l’objet qui la souligne en jouant avec elle…
Voir avec la vibration de la peau.
Traverser le vu d’une vision qui délivre l’ordinaire de notre aveuglement.
Voir comme un peintre ou un enfant, qui ne s’attend surtout pas à l’attendu mais se fie, tendu vers lui, à l’inattendu incertain qui arrive sûrement.
Il aura fallu deux ou trois minutes au pinceau de Catherine pour donner un corps, d’abord virtuel, au tracé de la lettre qu’elle porte en esprit. Il surgit de la feuille sur ce qui n’était jusque là qu’un blanc plein, blanc qu’on peut appeler page maintenant qu’il est habité. Quelle que puisse être sa couleur d’ailleurs, depuis que celle-ci n’est plus « blanche », c’est au seul corps d’un signe que la feuille doit sa propre respiration, son existence désormais en tant que fraction réalisée d’infini. Quels étranges renversements !
De quelle durée peut bien être l’attente intérieure à l’orée d’un tel geste-événement ? Immémoriale mais transmise, elle ne se mesure en tout cas pas aux repères des montres ou calendriers, ni à ceux des moments d’une seule vie.
Il y a quelque chose de l’arrêt sur éclair dans cette histoire de temps contrastés. C’est peut-être en cela qu’une aventure de cette sorte n’est pas plus étrangère à l’instantané de la photographie qu’aux bibliothèques de pierres gravées, gardées intactes des milliers d’années sous le voile de sable d’un désert.
D’où procède le mystère ancien de la forme qui affleure soudain par surprise, telle l’éclosion d’une fleur de nénuphar ? Celle-ci est comme toute autre sans précédent pour la face de son étang. Ne survient-elle pas de ce même vide sans fond, qu’on dirait sous-jacent mais qui ne l’est même pas, ciel de l’éclair ? Son vouloir-se-dire se met lui-même au monde entre nos mains dans l’avoir lieu de ses apparitions.
Du côté de chez Catherine, le vouloir-se-dire de ce ciel fait voler en tout petits éclats le sens auquel l’écriture tient si fort. Dans le recueil de ses fragments, alors étincelants, allégés, il déborde, libre, le projet d’une langue. De purs signes, il se fait une danse.
Quant à Françoise, elle se retire longtemps dans l’espace déterminé de la peinture à venir où elle se tient. Dans ces limites qui sont sa condition, je dirais aussi bien qu’elle tombe pour en relever encore et encore sa peinture avec elle. La relever du risque permanent de ne pas arriver jusqu’au point d’arriver, du risque sans cesse frôlé de n’être pas, tout simplement.
Ce n’est donc pas du fugace que dans l’atelier de Françoise surgirait, éclatante, la surprise. Il me semble qu’elle y travaille au contraire en sa mémoire du ciel impressionnée par l’éclair au point qu’elle ne le cherche plus, lui, comme instant qui délivre.
Il s’agirait plutôt de traverser le temps comme à rebours, celui de l’éclair et celui de l’orage entre chien et loup, celui de la nuit, celui de midi au bord extrême de basculer. Il s’agirait de relier tous les moments discontinus comme autant de territoires, puisqu’en leur seule contiguïté se déploie le rayonnement d’un centre de clarté qui ne pointe nulle part, ni rien non plus en particulier.
Peintre, calligraphe ou photographe – en leur travail de moine tous artisans – ceux qui se déplacent dans leur propre champ sans s’en écarter pour qu’il donne, comprennent cela par con-tact. Qu’importe que leur geste soit bref ou que, tout au contraire, il soit lent ?
Quand la lumière se passe (peut-on écrire une chose pareille ?), quand elle se passe par le noir étincelant de son rapport au blanc, ou d’un noir à l’autre, entre gris là, ici et là-bas qui ne se confondent plus ni ne s’insultent, écriture, image, peinture existent. Et la lumière aussi. Chacune existe seule de cet avènement qu’elles partagent.
Commencement. A la manière d’une naissance, il n’arrive jamais qu’à la fin d’une latence active.
Pour qui regarde, il en sera de même.
La lumière est joueuse. Il lui faut l’ombre d’une matière qui n’a pas d’autre objet que de l’offrir à la vision, matière inlassablement travaillée pour qu’elle devienne telle l’étant du ciel – un pré carré de l’étendue-ciel – caressé, traversé ou quitté au gré de la lumière qui se passe. Voici l’illumination d’un ciel, tout sauf instantanée et quoiqu’il qu’il y paraisse quand voir autrement très soudain vous arrive. .
Mais pourquoi donc une parole ajoutée à la vie même des œuvres puisqu’elles s’exposent sans rien voiler et se répondent entre elles ?
C’est que, pour le silence aussi, vouloir se dire ici donne leur goût de miel aux noms des choses qui cessent dans leur nom de n’être que des choses.
Ecrire ?
Oui. Afin d’échapper finalement à l’attraction de tout ce qui éclaire en figurant, même abstraitement, par amour du plus simple : ce là dont témoigne l’expérience de voir. Il ne nous touche et regarde de si près qu’à demeurer, sans se cacher, hors de toute portée. Si ce n’est de celle de la voix. Pour un chant peut-être.
§§§
Nathalie Woog, pour l’exposition de Françoise Bailly, Catherine Denis et Mikaël Helleux, avril 2012, Passage 25 à Rennes
Passage de l’être
C’est « une » calligraphe qui parle, indéfinie mais non point incertaine. Elle écrit son journal, un journal. Dans le « je » de l’écriture de soi, de l’écriture sur soi, elle interroge une singularité, non seulement celle légitime de l’être qui écrit, mais la singularité même de l’acte d’écrire dans et par la calligraphie. Traces de soi, traces sur soie. Quel « je » s’encre là ? Quel sceau s’appose là ?
Entre l’incipit et les dernières phrases de ce journal, comme en abrégé, le sens d’une quête, la perception d’éphémères permanences, toujours mêmes et sans cesse autres. Ce n’est pas seulement de mouvement entre le présent et le passé qu’il s’agit, mais de mouvance. Catherine Denis nous fait ressentir ce qu’il y a de mouvant entre les commencements, ce qui est et ce qui pourrait advenir. Elle nous donne à voir et à entendre ce qu’il y a de métamorphoses en promesses dans la maîtrise de l’écriture au pinceau.
« Je sens par moments que c’est le pinceau qui me conduit. Il sait où il va, je suis avec lui en toute confiance ! ». Et puis, en guise d’achèvement au journal et d’avènement à une vérité sur soi, la réflexion faite, en juin 1989, par ZHU Guantian, qui fait autorité en Chine dans le domaine de la calligraphie chinoise : « Tu sais maintenant utiliser un pinceau chinois. A entendre ces mots, je savais que je n’en étais qu’au tout début de ce long chemin de vie, chemin qui trouvera dans ma mort son aboutissement, car j’aurai alors vécu jusqu’au bout cet art de l’écriture au pinceau, je lui aurai donné tout ce que j’aurai été, de sincérité et de questionnements, à chaque instant où j’aurai pris le pinceau书道 (shudao) ». Connaissance d’un savoir lointain, « tu sais maintenant utiliser un pinceau chinois » et naissance à ce que, désormais, il inaugure de maîtrise et d’abandon, d’appropriation et de dessaisissement, de confiance tout simplement dans le corps et l’être du pinceau.
Que se passe-t-il dans le geste d’écrire au pinceau ? Qu’est ce qui passe ? Qu’est-ce qui s’échange ?
Intensité de cet instant d’écriture si particulier où le reconnu laisse entrevoir l’insoupçonné, où le visible s’ouvre à l’invisible. Rien ne s’épuise dans la copie d’un caractère, mais tout s’y puise : « Amener le geste jusqu’au point de rencontre avec…avec ce qui a été originellement donné ». Tout est dans ce geste suspendu en attente de son accomplissement, de sa délivrance. Se délivrent un souffle, une pulsion, une mémoire non plus close sur ce qu’elle répète patiemment, mais en mouvement comme une source souterraine, un sang, un fluide.
Quelque chose passe et se passe, une énergie tout simplement. Elle vient du plus profond de soi et d’au-delà de soi. Quelque chose résiste parfois. « Angoisse de ne pas tout comprendre ». Trop de préméditation, trop de volonté, trop de cette impatience à vouloir tout comprendre, alors même qu’il faut se déprendre, renoncer à posséder et faire de l’attente une exigence, de la dépossession une discipline, de la rupture un temps de plénitude. « Accepter de ne pas tout comprendre » et faire confiance au pinceau.
Oublier son propre corps physique. «Arriver à le dépasser » au point parfois de se dissoudre dans un geste posé. Au point parfois de perdre la trace du trait sur le papier, d’être là où le geste nous emmène, dans ces espaces invisibles où il se prolonge et s’accomplit avant de revenir à l’évidence fertile du papier.
Puissance de l’acte d’écriture au pinceau. Mobilisation de tous les sens et nouvelle relation au monde et aux profondeurs de l’imaginaire. Correspondances, porosités, résonances, coïncidences, synesthésies…passages de lettres. Nuit d’encre ouverte à la sensualité du pinceau. Chemins tracés dans la mémoire « souvenirs d’enfance, balades en forêts, humidité parfumée de la terre. » Empreintes et traces à réinventer. « Etre dans le temps présent…et sentir la profondeur du passé » dit Catherine Denis.
Etre pleinement, simplement, au plus près de soi pour parvenir au plus juste, à « la note juste » ; pour entrevoir l’illimité qui s’étend au-delà de l’empreinte, de la trace écrite. Ce qui importe disait le poète Edmond Jabès, c’est de « jeter son filet, comme le pécheur à la mer, afin de saisir tout ce qui évolue dans l’invisible, ces myriades d’êtres incolores, sans souffle et sans poids, qui peuplent le silence. Il s’emparera, par surprise, d’un monde défendu dont il ignore les limites et la puissance et surtout l’empêchera, une fois pris, de périr ; les êtres qui le composent, comme les poissons, préférant la mort à la perte de leur royaume. »
Il ne s’agit pas de créer le beau, mais « de le vivre » dans ce qu’il a d’éperdu, d’inouï et de miraculeux. Et si l’on doit demeurer à l’orée de l’énigme, que ce soit dans l’éblouissement.
Yvi-Anne RODALEC (2010)
Du noir de la pensée au noir de l’encre
Catherine DENIS pratique la calligraphie chinoise depuis 30 ans et l’enseigne depuis 20. Puissamment, c’est-à-dire finement sensible au mot, et pas seulement en tant qu’il signifie, sensible à la matérialité même de son écriture, à sa texture sonore aussi bien, elle s’est engagée un jour, plus tard, sur une autre voie. Parallèle ? De traverse ? Je dirais que Catherine est, en tout cas, le lieu vivant de leur croisement. En un libre tracé absolument propre à elle, quand bien même instant, souffle, pinceau, encre et papier se conjuguent pour chaque fois la surprendre, elle s’est tournée vers notre langue française, sa musique, les caractères de notre alphabet.
A la lecture de l’introduction de L’âme insurgée, Catherine s’est saisie de quatre « éclats » de phrases. Ou bien serait-ce eux plutôt qui l’auraient saisie ? Sans doute ces événements sont-ils toujours et nécessairement à deux pôles, conjointement actifs dès que nous restituons quelque chose du saisissement qui, brusquement, nous ravit à nous-mêmes. Quand je parle d’éclats, c’est aussi bien parce qu’ils sont des fragments que parce qu’ils ont brillé pour elle. Alors, elle les a déposés sur de très grands rouleaux. Les voici :
« L’ange au chômage »
« La masse humaine mendiante et lâche »
« Le niveau des larmes ne cesse de monter »
« Les âmes dans le besoin »
Nathalie : Catherine, pourrais-tu dire en quoi l’écriture d’Armel, ici et là, semble t’avoir touchée comme l’éclair ?
Catherine : J’aime son tranchant. Cette sorte de brutalité de la pensée qui dit la noirceur. Il faut la dire, la redire, cette noirceur. Le propos d’Armel GUERNE est juste ; l’expression l’est aussi. Il croque l’humain. L’immédiateté du sens, là, résonne en moi, profondément : « Un ange au chômage » …, « la masse humaine mendiante et lâche »…
N : Est-ce ton rapport particulier au « tranchant », à « l’immédiateté », au « brut », qui te fait relever non des phrases intégrales, achevées, mais des bribes ?
C : Oui, ce qui me parle instantanément éclaire quelque chose qui est en moi. Je le détourne. La récolte excède rarement quatre, six mots…
N : Mais faut-il appeler détournement, cette manière d’appropriation ? Toute lecture véritable procède de cette façon. Que serait un écrivain ou poète si nous ne faisions pas nôtre, autre donc en chacun, ce que nous entendons par lui ?
C : Dans mon rapport à l’écriture, je grappille, mais surtout pas n’importe quoi ! Du sens me touche, indissociable de la musicalité. Des touches de sens. J’aime, chez Armel GUERNE, sa façon de pointer, aiguë, simple et forte.
N : Catherine, ce mouvement qui te porte à l’écriture calligraphique de lettres, mots, grappes de mots dont l’image et le son vibrent en toi, comment le comprends-tu ?
C : Le seul fait d’écrire avec le pinceau chinois m’aide à faire autre chose de ce à quoi je réponds immédiatement. Etre dans le Temps de l’écriture, c’est comme me promener dans la phrase, au milieu des mots, et ne penser à rien d’autre.
N : J’ai l’impression qu’alors, en quelque sorte, tu « incarnerais » un instantané. Tu lui prêtes un corps, non ?
C : Un mot n’est pas ce qui est dit, écrit sous mes yeux ou lu par moi, quoique si, pourtant…. Mais il n’est pas seulement cela. Le rapport à l’encre et au papier est premier et le pinceau chinois est mon outil. Me demander de passer par autre chose que lui serait comme demander à un pianiste de jouer de la trompette. Dans l’expérience du mot, ce qui me bouleverse n’est pas le sens mais un autre vécu de lui, sa dimension poétique. Un mot : poésie, source de poésie. Avec le pinceau et dans cette démarche, je reviens au creuset originel, au souffle.
N : Et alors que fais-tu ?
C : Eh bien je trace mes marques. Tracer ses marques, tout le monde peut faire ça.
N : Dis-moi, de « l’ange au chômage », tu as fait le premier livret de la collection Les Cahiers du Pinceau Vague. Qu’est-ce qui t’a conduite à ce choix ?
C : Dans le temps que nous vivons, je trouvais magnifique que la langue puisse produire une telle métaphore. Sans l’humain, pas d’ange. L’ange est une dimension de la capacité d’esprit qu’est l’homme. Que celui-ci soit en perte d’humanité et voici l’ange sans emploi. Dépasser, élever le simple constat de perte effective me donne une respiration, l’envie d’écrire. Or, pour moi, créer, c’est calligraphier. Calligraphier, c’est vivre. Mais toi, Nathalie, qui as vu les rouleaux, comment as-tu perçu ce que tu avais sous les yeux ?
N : « L’ange au chômage », par exemple ?… Un espace abyssal de chute entre l’ange, tout seul là-haut, et ce chômage où il n’en finit pas de tomber. Le caractère poignant de ce vide, néantisant jusqu’à la raison d’être de l’ange. La distance de l’ange au sol ne tient pas du tout à ce que l’ange serait loin de nous, à je ne sais quelle inaccessible hauteur ! Son isolement céleste est au contraire sa réclusion, et ce, seulement parce qu’au sol, il n’y a, pour lui, personne. Pas de correspondant. Pas d’homme. Le dessin de ces quatre mots, leur place et mouvement dans l’espace de la page immense me donne le sentiment précis de tout cela. Entre autre.
C : Ah, c’est bien de t’entendre dire ce qui t’arrive, arrive jusqu’à toi ! Tu comprends, j’opère un déplacement, extraie les mots de leur contexte et les place dans le rapport au réel qui est le mien. Suis-je loin de leur point d’ancrage premier ? Comment savoir ? Depuis toujours, je suis noire. Ce qui me touche, c’est que quelqu’un énonce la noirceur, d’une belle écriture.
N : Encore une fois, le récepteur-lecteur est un importateur. Pour Armel, je ne sais si tu t’en souviens, « l’ange au chômage » était la métaphore du « génie souple et prompt de notre langue, sans emploi ». C’est-à-dire de ces mots mêmes qui chôment de ce qu’on ne leur fasse plus appel mais que toi, justement, calligraphe, tu célèbres. Car toi, ensuite, tu exportes à nouveau des dits de la langue, sous forme d’une nouvelle œuvre. N’est-ce pas ainsi que la poésie échappe à l’exil de rester lettre morte, toute parole vivante qu’elle puisse être en elle-même ? Le rapport de la poésie à celui ou celle qu’elle touche – ou non – est bien le même que celui de l’ange à l’homme.
C : Continuité. Dépassement de tout cloisonnement, de l’emprisonnement de la pensée. C’est pouvoir traverser le temps.
N : Pourrais-tu maintenant me dire ce qui se passe pour toi quand tu es en train d’écrire au pinceau ?
C : D’abord, quand je lis, j’entends le son des mots. Et dans l’écriture au pinceau, il y a une résonance musicale. La première note de l’homme, c’est son cri, non ? Eh bien, les traits d’écriture, pour moi, c’est de la voix, les mots, une sculpture sonore.
Quand je calligraphie, c’est ce que j’entends que je vais faire vivre : la musicalité première, quelque chose de très ancien ! Musique et calligraphie remontent à notre antériorité lointaine…
Je pense à Claudio ABBADO qui dirige presque le silence. ABBADO et sa baguette avant la note, c’est comme mon ami calligraphe Lu Dadong et son pinceau. Dans l’instant qui précède celui où il va poser le pinceau, il est déjà dedans. C’est autre chose et plus qu’anticiper. Cet instant est à vivre intégralement pour lui-même. Il porte tout ce qui va le suivre.
N : Le chômage de l’ange, c’est peut-être, chez nous, la perte de contact avec l’élémentaire, le primordial, avec la concentration, absolument non mentale, dans cette nature d’instant …
C : En calligraphie, tu ne cherches que cela : être !
N : Tu fais apparaître alors quelque chose de l’être qui n’est pas nécessairement lisible, mais du visible.
C : Et « voir », c’est avant la vue.
N : Quand et là où il n’est pas difficile à l’ange de nous apparaître ? Je crois qu’à ce propos, Armel acquiescerait…
§
Nathalie WOOG, août 2009
De l’ouvrage à l’œuvre
De l’ouvrage à l’œuvre : On peut entendre que l’écriture, comme tracé de signes, va du geste – un événement – à son résultat : traces advenues, traces gardées.
Mais on pourrait entendre aussi que l’écriture, comme acte, est celui d’un désir à l’œuvre, désir qui s’exerce, s’applique à sa mise en œuvre : dans un travail.
De toutes les façons, qu’il s’agisse du geste ou du désir au travail, la production est mouvement. Le produit que l’on dit fini en est l’empreinte si bien qu’en réalité, il n’en finit pas de signifier ce mouvement dont il fait mémoire. Est mémoire. Présence donc.
L’écriture parle de corps et d’âme qui ne vont qu’ensemble.
Elle parle de matière qui n’est humaine que vive, de consistance qui ne se profile que dans un espace.
Enfin, mais peut- être surtout, elle dit la danse.
L’écriture est de caractères. Toujours. De lettres ? Pas toujours, cette fois. Elle l’est parfois de traits doués d’une allure propre, d’une énergie particulière, d’une identité, d’une personnalité en somme ; car c’est cela, un caractère ! Les lettres en sont mais, si le trait en a, il en est un aussi.
Le corps du caractère, c’est sa structure mais, plus ou moins gras, plus ou moins maigre, le trait tire sa forme, ses épaisseur ou transparence relatives, d’une chair d’encre. Et c’est bien du corps que celle- ci donne en substance au corps du caractère, lui- même pouvant être corps simple ou corps composé, corps seul ou parmi des pairs qui ne sont tous singuliers que parce que, d’abord, ils se ressemblent sans jamais se répéter.
Du papier lui- même, comme il en est du vin, on dit qu’il a peu de corps quand il est fin ou davantage quand il l’est moins. Il est sec ou il boit, absorbe ou se défend. Il est par conséquent fort loin de n’être qu’une surface. Comme tout caractère qu’il reçoit, il a son tempérament !
Maintenant regardez.
Ce ne sont pas des corps qui se tiennent là, dans le silence d’un message étrange ou étranger qu’il faudrait déchiffrer.
Ce sont les moments suspendus d’un ballet qui font signe.
Tout parle.
Qu’elle soit blanche ou blonde, la feuille n’a jamais été vierge.
Elle est le fond.
Or, le fond, tout fond, qu’il soit celui du puits, du ciel ou d’un tableau, est lieu d’inoubliable oublié, de parole enfouie. La Tradition dit de l’écriture hébraïque, par exemple, qu’elle est « feu noir sur feu blanc ». Trouve le sens du corps du texte non pas celui qui lirait entre les lignes mais celui qui voit ce qui se passe entre noir et blanc : un pas de deux.
Le sens d’un trait, c’est qu’ensemble main et pinceau donnent corps, avec esprit, à l’inédit de traces qui, comme il en est de nous- mêmes, pourraient fort bien ne pas être.
. Mais les voilà.
Elles ont pris corps jusqu’à pouvoir faire corps avec leur lieu d’inscription, et l’air leur donne l’écart, le mur propose l’appui, la maison, l’enveloppe… Elles trouvent place.
Mais avant tout, elles vivent du regard qui, se posant sur elles, leur donne pour sens non d’en avoir mais de pouvoir faire signe, tout à fait comme nous le faisons de la tête ou de la main, en manière de reconnaissance. Ça signifie beaucoup.
Vous avez là quelques œuvres choisies d’un ouvrage dont la persévérance elle- même, peut- être bien, est ce que les alchimistes appellent « le grand- œuvre » : sous mille facettes, il s’agit de cette mise au monde d’un unique qui prête à chacun de ses mouvements, jamais le même, un trait de son caractère.
Nathalie WOOG, 15 février 2003